Éditions GOPE, 240 pages, 13x19 cm, 17.85 €, ISBN 978‐2‐9535538‐8‐8

jeudi 8 novembre 2012

Canicule mortelle, Collin Piprell


Collin Piprell, qui réside en Thaïlande depuis presque trois décennies, est une figure de la scène littéraire bangkokoise.
Après avoir longtemps collaboré à toutes sortes de magazines, il se consacre entièrement à l’écriture et s’essaie actuellement au roman d’anticipation.
On lui doit :
  • En fiction, Kicking Dogs, Bangkok Knights et Yawn, des thrillers humoristiques qui mettent en scène les péripéties d’expatriés, à Bangkok. Les deux premiers ont fait sa renommée et ont été réédités plusieurs fois.
  • En non-fiction, Bangkok Old Hand, un recueil d’essais sur la culture thaïe. Piprell a aussi collaboré à plusieurs beaux livres où son intérêt pour la plongée et la protection de  la nature transparaît : Diving in Thailand, National Parks of Thailand, Thailand’s Coral Reefs, Thailand: The Kingdom Beneath the Sea.

Piprell est surtout connu pour un humour qui souvent frise le cynisme – dans une interview, il a déclaré que « le rire était notre seule défense contre un sort absurde et cruel » –, une imagination qui lui fait inventer des situations originales complètement ubuesques, un talent avéré pour camper des personnages hauts en couleur et en sens de la repartie qu’il exploite dans de truculents dialogues.
Pourtant, il lui arrive de changer de ton, comme dans Snapshots (une nouvelle du recueil Bangkok Knights) ou comme dans Canicule mortelle. Alors, il nous donne froid dans le dos et l’éventuel doute quant au fait que la Thaïlande a des côtés obscurs devient une certitude.

http://gunman.police.go.th/
« La saison de la chasse à l’homme » désigne en argot thaï la période qui précède les élections  pendant laquelle des hommes de main et autres gros bras intimident des candidats potentiels ou éliminent des rivaux. Les élections de l'année dernière n'ont pas dérogé à la coutume. La Police royale thaïlandaise avait même offert une prime de 100 000 bahts en numéraire pour toute information permettant l'arrestation d’un des 112 tueurs à gages répertoriés. La police avait également distribué dans tout le pays des posters montrant les portraits de ces personnes.

Le général de police Aswin Kwanmuang avait été commandité par l'ancien vice-premier ministre Suthep Thaugsuban pour garder l'œil sur les assassins professionnels disséminés dans tout le pays. À la tête d'une équipe composée d'une soixantaine d'enquêteurs, le général a déclaré au quotidien The Nation : « Suthep m'a demandé de surveiller les tueurs à gages et les forces de l'ombre jusqu'à la veille du scrutin. »

Le revoilà, ce terme de « forces de l'ombre » qui avec d’autres euphémismes comme « main invisible » n'apparaissant que trop souvent dans les journaux locaux, faute de pouvoir être plus précis.
L'une de ses « mains invisibles », issu de la frange de la société, est campé dans Canicule Mortelle par Collin Piprell.
L’auteur redonne une dimension humaine au personnage du tueur à gages. Pour Chaï, un vaincu plus qu’un vainqueur, tuer est juste un boulot qui paie mieux que celui d'homme à tout faire. Comme n'importe quel prolo, son horizon à la fin de sa journée de travail, c'est une bière fraîche et un flirt avec jolie jeune femme.

Pratunam District © Lee Roberts
www.flickr.com/photos/flintman45
Extrait :

En dessous, le flot de la circulation se fige alors que le feu passe au rouge ; le chien se retourne et surveille Chaï qui descend lestement la passerelle en faisant claquer ses sandales sur les marches métalliques. Ek lui jette un regard interrogateur, et Chaï lui fait un salut discret avant de s’allumer une cigarette, une des Marlboro que son coéquipier lui a données un peu plus tôt. Il se mire ensuite dans les glaces teintées d’une Toyota Crown qui s’arrête. Il aime ses lunettes fumées. Des Polaroïd contrefaites, en tous points similaires aux originales, mais bien moins chères. Il les enlève et les accroche au col de son T-shirt. Cet après-midi, à cet instant précis, il a envie de voir la ville en direct, sans le bouclier de ses Polaroïd. Est-ce la chaleur ? Parce qu’on dirait que les couleurs sont plus vives aujourd’hui. Plus chaudes et plus éclatantes. Plus vraies. Surtout sans ces verres fumés. Malgré la pollution et les gaz d’échappement, tout est très clair. Chaï arbore un nouveau T-shirt, avec « CHEVY CHASE » écrit dessus. Chaï ne connaît pas l’anglais, mais le vendeur lui a expliqué qu’il s’agissait d’une marque de voiture américaine. C’est celle-là qu’il aura un jour, se dit-il, admirant le logo sur sa poitrine. Oui. Une Chevy Chase. Il aimerait bien en toucher un mot à Ek, quand ils auront fini.
La Toyota Crown s’éloigne. Les moteurs regimbent puis vrombissent à l'intersection, alors que les files interminables de véhicules aux carrosseries rouges, jaunes ou bleues bien lustrées se figent puis se remettent en mouvement. Toutes les couleurs de l’univers. Des teintes splendides multipliées et réverbérées par les chromes et le verre. Un gros bus climatisé passe, tout entier peint pour ressembler au nouvel iPhone, son écran géant, fenêtre sur un monde de gens heureux.
L’an dernier, ce quartier était une mer de rouge. Des che-mises rouges, des bandeaux rouges, des bannières rouges, des pick-up rouges et, finalement, le sang dans la rue.  Même Chaï était venu avec son T-shirt rouge « Singha Beer » et la veste rougeâtre de moto-taxi de son frère. Il a été payé pour chaque jour de présence. Pas beaucoup, mais on lui a dit qu’ils allaient faire tomber le gouvernement, qu’ensuite il y aurait bien plus d’argent pour tout le monde et que l’ancien Premier ministre allait revenir et rétablir la vraie démocratie. « Naï Yaï », le manitou en question, était l’homme le plus riche de la Thaïlande, peut-être même de la planète entière. Alors, tout tournerait rond de nouveau, tout le monde le disait. Chaï les a crus et il essaie toujours. Comme il essaie de se rappeler cette époque où tout allait bien.

© Collin Piprell, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur le traducteur :

Antoine Hudon
Ses six mois en tant que propriétaire d’un go-go bar à Pattaya ont permis à Antoine de contribuer à la sagesse universelle sous la forme d’un roman sur sa douteuse expérience (Daughter of Isaan, Bangkok Books).
Assagi, il est revenu à Montréal pour se consacrer de nouveau à l’immobilier ; il rêve de rechute.